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Si tout le monde a déjà entendu parler des oiseaux migrateurs, plus rares sont ceux qui savent que les poissons sont aussi de grands voyageurs ! Certaines espèces, comme le saumon ou l’anguille (parfois appelée anguille « de mer »), parcourent plusieurs milliers de kilomètres pour se reproduire !
Depuis les années 70, la population des poissons migrateurs a chuté de 93% en Europe.
L’une des causes de ce déclin est la présence d’obstacles, dont une partie sont des barrages hydroélectriques, sur les cours d’eau empruntés par ces espèces pour leur migration.
Manon Lamboley, responsable hydraulique et environnement chez UNITe, revient sur ce phénomène.
Notre experte : Manon Lamboley
Manon Lamboley, Ingénieur Environnement et responsable hydraulique et environnement chez UNITe, nous donne quelques éléments de réponse.
L’interview
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Comprendre le phénomène de migration des espèces piscicoles
Des fleuves à la mer, et inversement
Les ichtyologistes distinguent deux types des migrations chez les poissons :
- La migration holobiotique, qui se produit dans un seul milieu, comme le hareng, qui migre en eau salée, ou le brochet, qui migre en eau douce.
- La migration amphibiotique, qui implique un déplacement entre l’eau douce et l’eau de mer.
Les grandes espèces de poissons migrateurs sont les poissons dits amphihalins, qui changent de milieu au cours de leur cycle de vie pour rejoindre un habitat nécessaire à leur développement.
En France, on dénombre plusieurs grandes espèces de poissons migrateurs amphihalins, comme :
- l’esturgeon européen (acipenser sturio), en danger critique d’extinction, chassé pour sa chair et ses œufs (caviar).
- la grande alose (alosa alosa) et les aloses feintes méditerranéennes et atlantiques (alosa fallax), de la même famille que les harengs ou les sardines.
- le saumon atlantique (salmo salar).
- la truite de mer (salmo trutta trutta)
- la lamproie fluviatile (lampetra fluviatis) et la lamproie marine (petromyzon marinus), au corps anguilliforme.
- l’anguille européenne (anguilla anguilla), qui se reproduit en mer mais grandit en eau douce.
La remontée des cours d’eau est appelée montaison.
La descente est la dévalaison.
Une nécessité vitale pour les poissons migrateurs
- Le but de la migration est de gagner un milieu plus propice à la croissance et à la reproduction.
- C’est un phénomène instinctif, parfois cyclique.
- Certaines espèces reviennent toujours dans le cours d’eau qui les a vues naître ! C’est le cas du saumon atlantique, qui retrouve sa frayère d’origine malgré une migration de plus de 4000 kilomètres ! C’est aussi le cas des anguilles de mer qui naissent en mer des Sargasses, au large de la Floride, avant de migrer vers les côtes européennes.
Ces migrations se produisent sur des périodes variables. Les salmonidés comme le saumon atlantique ou la truite de mer migrent de novembre à février, alors que d’autres poissons se mettent en mouvement de mars à juillet.
Les poissons migrateurs sont en voie de disparition
Les espèces piscicoles amphihalines sont naturellement dotées de grandes capacités de survie.
- Elles sont capables de parcourir des milliers de kilomètres
- Elles survivent en eau douce et en eau salée
- Elles subissent des modifications physiologiques pour se préparer à tel ou tel milieu. C’est le cas des salmonidés comme la truite de mer ou le saumon atlantique dont le corps s’épaissit et la couleur change au moment de gagner la mer : sombre sur le dos, clair sur le ventre, afin de se camoufler dans les eaux marines. De même pour l’anguille européenne qui, de jaune, devient argentée pour se préparer à la migration.
Ces espèces sont pourtant en très grand danger.
- Elles sont sensibles à la surpêche et au braconnage
- Elles subissent les conséquences du réchauffement climatique : hausse des températures de l’eau, modification des courants marins, sécheresses…
- Elles souffrent de l’altération de la qualité des eaux : pollutions, destruction du substrat des lits de rivières, présence d’espèces invasives…
- Certains poissons migrateurs sont sensibles à la pollution artificielle lumineuse. Cette pollution altère les rythmes biologiques des espèces et peut perturber les mécanismes migratoires.
- La présence de barrages et d’obstacles sur les cours d’eau retardent ou empêchent l’accès aux zones privilégiées de reproduction.
Entre 1970 et 2016, la population mondiale de poissons migrateurs a décliné de 76% !
L’Europe est la région la plus touchée avec un déclin de 93% au cours des 50 dernières années.
Infographie
Comment les barrages hydroélectriques affectent la circulation des poissons migrateurs
La filière hydroélectrique, par définition, a besoin des cours d’eau pour produire de l’électricité verte et renouvelable.
Or, la construction de barrages ou de bassins de retenues constituent des obstacles qui peuvent bloquer ou ralentir la circulation des sédiments et la circulation des poissons.
Quelles conséquences pour les espèces piscicoles dont la survie dépend de ces migrations ?
La fragmentation des cours d’eau
L’activité humaine se traduit par la présence d’obstacles :
- écluses de navigation
- moulins
- barrages hydroélectriques
- bassins d’irrigation à destination agricole
- axes routiers ou ferroviaires
En France, le nombre d’obstacles sur les cours d’eau a été estimé à 85 000 obstacles, soit un obstacle tous les 2 km en moyenne !
Près de 60% d’entre eux sont des ouvrages désaffectés.
Cette fragmentation a des conséquences sur la continuité écologique des écosystèmes.
- Elle influence la dynamique sédimentaire : les sédiments sont ralentis ou ne sont plus charriés par l’écoulement de la rivière.
- Elle gêne la circulation des poissons, qui sont ralentis ou ne peuvent atteindre des zones essentielles à leur cycle de vie.
Des impacts sur la montaison et la dévalaison des poissons
- Les capacités de saut et de nage varient considérablement selon les espèces.
- Dès lors qu’un obstacle dépasse 20 centimètres de hauteur, il peut s’avérer infranchissable pour certains.
Durant la phase de montaison, les tentatives de franchissement épuisent le poisson, qui est aussi très vulnérable aux prédateurs.
Le franchissement de ces dispositifs peut retarder la migration. L’accumulation des obstacles, et donc des retards potentiels, peut s’avérer fatale à une espèce comme le saumon atlantique qui doit rejoindre les frayères avant l’été pour échapper aux températures trop chaudes.
La dépense d’énergie induite par le franchissement de l’obstacle se paye aussi au moment de la ponte.
- Certaines espèces, comme les lamproies, se reproduisent jusqu’à épuisement sur leur zone de reproduction. Les lamproies femelles peuvent pondre jusqu’à 200 000 œufs, dont seule une poignée arrivera à maturité.
- L’énergie consacrée à franchir les obstacles est une énergie qui n’est donc pas investie dans la survie de l’espèce !
- Quant aux poissons qui ne franchissent pas l’obstacle, ils ne se reproduisent pas ou le font dans des zones moins adaptées. Les pontes ont donc plus de risques d’échouer.
Pendant la dévalaison, les poissons n’ont parfois pas d’autre choix que de passer à travers les turbines des barrages hydroélectriques. Si ces dernières ne sont pas ichtyocompatibles, le risque de blessure est important et le taux de mortalité augmente.
Des espèces en danger
- Dans le bassin Rhône-Méditerranée, la lamproie marine a presque totalement disparu, la lamproie fluviatile est en voie d’extinction, et l’esturgeon n’est plus présent depuis les années 70.
- L’esturgeon d’Europe est en danger critique d’extinction malgré les efforts déployés depuis 1997. Les derniers représentants de cette espèce, dont la pêche est interdite depuis 1982, n’existe plus que dans le bassin Garonne-Dordogne !
- L’anguille européenne est en danger critique d’extinction.
- La Loire est le dernier fleuve français à abriter une population de saumons atlantiques, dit « saumons de l’Allier ».
Sauver les poissons migrateurs et assurer la continuité écologique sur les cours d’eau
La disparition des grands poissons migrateurs serait une perte irrémédiable pour la biodiversité.
Ces espèces constituent un patrimoine naturel et génétique irremplaçable et une importante ressource halieutique.
Cadre réglementaire
La Directive européenne du 23 octobre 2000, dite Directive-Cadre sur l’Eau (DCE) fixe l’objectif du « bon état écologique » des cours d’eau.
- Cela passe par la préservation des écosystèmes aquatiques et la restauration de la continuité écologique, définie comme la libre circulation dans les cours d’eau des espèces piscicoles et des sédiments.
- En France, cette directive s’est traduite par la Loi sur l’eau de 2006.
La politique de restauration de la continuité écologique passe aussi par la réglementation « rivières classées », du Code de l’Environnement (articles L-214-17)
Cette réglementation divise les cours d’eau en deux groupes :
- la liste 1 : cours d’eau ou portions de cours d’eau définis comme des « réservoirs biologiques » : il est interdit d’y construire de nouveaux obstacles infranchissables.
- la liste 2 : cours d’eau ou portions de cours d’eau identifiés comme des zones de déplacement pour les espèces piscicoles : toutes les infrastructures doivent être aménagées, pour la montaison comme la dévalaison, en fonction des besoins et des espèces présentes.
Dans les années 90, des Comités de gestion des poissons migrateurs ont élaboré des Plans de Gestion des Poissons Migrateurs (PlaGePoMi), établis pour 5 ans à l’échelle des grands bassins hydrographiques.
Un Plan National en faveur des Migrateurs Amphihalins (PNMA), piloté par l’Office Français de la Biodiversité, est en cours d’élaboration depuis 2021.
Certaines espèces font l’objet de plans de protection spécifiques : le saumon atlantique, l’esturgeon européen, l’anguille de mer.
Concilier biodiversité et production d’hydroélectricité
Approfondir nos connaissances sur les espèces migratrices
Plusieurs programmes de recherches ont pour objectif :
- de cartographier les axes de migration empruntés par les poissons
- d’étudier les habitats et les substrats de ponte
- d’identifier les facteurs qui déclenchent la migration
D’autres études, comme le vidéo-comptage et le suivi par radiopistage, statuent sur l’efficacité des dispositifs de franchissement.
Ces travaux permettent de produire des connaissances et de sensibiliser les différents acteurs, notamment les gestionnaires privés, afin d’intégrer les migrations piscicoles dans les mécaniques décisionnaires.
Aménager les rivières
- Si les ouvrages sont abandonnés, et qu’un équilibre biologique peut être retrouvé, la destruction du barrage est une solution à envisager. A défaut, installer des dispositifs de franchissement est nécessaire, sur les cours d’eau concernés, pour restaurer la continuité écologique de nos écosystèmes aquatiques.
- La restauration d’au moins 25 000 kilomètres de rivières à l’état d’écoulement libre est l’un des éléments clés de la stratégie de l’Union Européenne en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030.
L’anguille de mer et la truite de mer : deux cas emblématiques
L’anguille : une espèce en danger critique d’extinction
L’anguille de mer est certainement le plus incroyable poisson voyageur au monde !
- Toutes les anguilles d’Europe naissent au large de la Floride, en mer des Sargasses ! Les larves sont portées par le Gulf Stream et arrivent sur les côtes européennes après une migration de 7 à 9 mois !
- De fait, les anguilles « de mer », sont également les poissons de nos rivières, mais à un autre stade de leur vie.
- Elles peuvent rester dans les rivières entre 3 et 18 ans ! Quand l’anguille se métamorphose en anguille argentée, c’est qu’elle se prépare à reprendre la route pour retourner dans les Sargasses et se reproduire !
- Elle parcourt plus de 10 000 kilomètres et traverse deux fois l’océan Atlantique !
L’anguille de mer est en danger critique d’extinction. Les stocks ont diminué de 95% au cours des dernières décennies. Victime du braconnage, de la surpêche et de la fragmentation de nos cours d’eau, elle est encore plus menacée que l’ours polaire !
En France, le Plan de Gestion Anguille (PGA) reprend les dispositions du règlement européen (Plan Anguille) de 2007:
- Constitution d’un programme de suivi des populations d’anguilles
- Restauration des habitats humides
- Définition des zones d’action prioritaires dans tous les bassins versants.
- Quotas et limitation de la saison de pêche
- 60% des d’anguilles capturées de moins de 12 cm sont utilisées à des fins de repeuplement.
La truite de mer : l’exemple du bassin de la Touques.
En France, la population de truite de mer (Salmo trutta trutta) est particulièrement étudiée sur la façade maritime de la Manche et dans les fleuves côtiers qui s’y rattachent (la Touques, la Bresle, L’Orne et la Seine).
Les jeunes truites, après 2-3 ans dans les rivières, entament un processus de smoltification, qui implique des changements morphologiques, physiologiques et comportementaux pour se préparer à la vie marine. Elles ne reviennent dans les rivières que pour se reproduire, de novembre à janvier.
- Sur la Touques, plus de 70 ouvrages ont été aménagés ces dernières années pour aider la truite de mer à recoloniser le bassin.
- Le plus emblématique de ces ouvrages est la passe à poisson de Breuil-en-Auge, qui est équipée d’un système de vidéo-comptage.
Les résultats sont édifiants : alors que la truite de mer ne pouvait accéder qu’à 15% de la surface du bassin en 1982, elle l’occupe désormais à 86% !
CONCLUSION
Les poissons migrateurs sont un patrimoine essentiel de la biodiversité. Il est impératif de les préserver et d’aménager nos cours d’eau afin de leur permettre de franchir les obstacles présents sur les rivières françaises, par exemple les barrages hydroélectriques.
UNITe l’a parfaitement compris et s’engage activement pour concilier hydroélectricité, énergie renouvelable et biodiversité.